REFLEXIONS. Avoir, c’est devoir. Devoir, c‘est recevoir.
- laurenttrail94
- 16 mai 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 mai 2020
Résumons la discussion autour des taux d’intérêts négatifs par une question beaucoup plus large autour de la propriété, de la rente qui lui est attachée et du sens que l’on veut bien continuer de donner à un actif (en terme comptable).
La propriété est un droit inscrit dans la constitution française de 1789 et dans le 5ème et 14ème amendement de la constitution américaine. Les droits de propriété traditionnels comprennent trois éléments fondamentaux (selon wikipedia):
· L'usus : le droit d'utiliser et de contrôler l'utilisation de la propriété, la faculté de reprendre possession le cas échéant ;
· Le fructus : le droit à tout profit provenant de la propriété (exemples : les droits miniers, une récolte, le lait et les petits d'un troupeau, l'électricité produite par une éolienne...) ;
· L'abusus: le droit de détruire (notamment par la consommation), le droit de transférer ou d'aliéner la propriété (vente, troc, ou à titre gratuit par donation ou legs).
Si je reviens sur ces fondamentaux, c’est notamment pour interroger si attaquer le fructus, le profit tiré (en l'occurence de placements monétaires), n’alimente pas naturellement l’abusus, la consommation de ce bien. On connait cette problématique dans le monde agricole : une terre qui coute plus à entretenir que ce qu’elle récolte sera mise en jachère. Les coûts d’exploitation seront certes nuls mais la jachère ne saurait être éternelle si nous considérons les taxes foncières ou alors faut-il pouvoir en être exempté (cf la taille en France que la noblesse et le clergé ne payaient pas et qui devint une des principales revendication du tiers-etat en 1789). La valeur de l’actif assujetti à l’impôt s’érodera donc si les revenus sont nuls (il faudra en vendre une petite partie chaque année pour payer cette taxe). Ce qui en ricochet affecte l’usus, introduisant de fait une expropriation lente au profit de l’Etat ou d’un bailleur éventuel.
La dynamique des taux d’intérêts négatifs est un phénomène que l’on connait bien au Japon, comme en Europe, et plus personne ne doute de son utilité à court terme pour relancer l’économie ou pour corriger des imperfections d’allocation du capital et réaffecter une partie de l’épargne liquide vers l’épargne productive. Nous acceptions déjà que l’inflation joue ce rôle de « lime à valeur » de nos actifs nominaux, mais la taxe que représente les taux négatifs est bien plus visuelle pour le détenteur d’actifs. La conséquence a été un effondrement de la valorisation du secteur bancaire qui a vu son modèle économique ébranlé et une éviction de l’épargne vers des actifs à rente (immobilier), ou des actifs n’apportant eux non plus aucun rendement mais dont l’offre restait contrainte (l’or).Sur les actifs financiers, la première mise en place de taux négatifs au Japon a eu un effet d’éviction et a accéléré la baisse des taux dans le reste du monde avec l’épargne japonaise puis européenne qui est partie chercher le rendement marginal. Il est finalement logique que cela finisse par toucher aussi les USA si on accepte que le risque pays, qui prévaut sur la majeure partie des autres pays, y est faible. Ce différentiel de taux courts a contribué au renforcement du dollar depuis 8 ans et nous avions vu dans le premier Réflexions que l’intérêt des grosses Banques Centrales était de poursuivre des politiques monétaires coordonnées.
Derrière ce changement fondamental du rapport entre le créditeur et le débiteur se pose la question de l’intérêt de la propriété, notamment dans un monde où des voix seront promptes à s’élever pour relancer les taxations du capital (immobilier, financier) pour financer les déficits publics. On pourrait en trouver une première illustration avec Elon Musk qui revend tous ses actifs. Le développement des plateformes collaboratives rendent plus simple le partage de biens , leur mise en commun; nous avions déjà partiellement évolué vers cette économie où nous rémunérions un service pas un actif. Cela avait affecté la consommation (on renonçait à la propriété d’un disque pour aller sur itunes, avec d’ailleurs toute la polémique sur la propriété de ce service) avec l‘idée sous-jacente que le taux d’amortissement d’un produit serait supérieur au coût de location, au regard des progrès technologiques et d’une société qui « consommait » ses actifs de plus en plus vite (la seule exception restait le luxe, qui explique aussi en partie la prime avec laquelle le secteur se paie). Ce changement de comportement de consommation va, lui, s’accélérer dans un monde post pandémie, durant lequel les actifs ont été immobilisés plusieurs mois sans utilité (que l'on songe au propriétaire d'un véhicule qui devait payer les créances versus quelqu'un qui se contente de louer son véhicule ou d'aller en covoiturage).
Cette interrogation sur la propriété omet le besoin de sécurité, qui explique que l’on accepte de posséder son immobilier plutôt que le vendre et récupérer une rente, que l’on préférera prêter à la BCE ou à la Fed demain et payer 0.5% que de le placer sur un actif risqué. Mais le vrai problème réside selon moi dans le niveau que ces taux d’intérêts négatifs doivent atteindre pour être efficaces sans faire s’écrouler tout le système financier. Ou pour reprendre l’exemple des banques, s’il n’est pas déjà trop tard pour restaurer à l’avenir leur profitabilité et leur modèle économique. Baisser la partie courte de la courbe des taux, pour empêcher une courbe des taux inversée et la récession, est un jeu dangereux si la partie longue venait à baisser plus rapidement ou anticiper durablement que ce mouvement va se poursuivre. Quel est donc le vrai niveau à partir duquel passer la partie courte en taux négatifs est vertueux et la recherche de risque encouragée (si l’on accepte que les banques centrales des pays occidentaux sont toutes en taux négatifs et que l’on a plus d’arbitrage possible, ou alors un contrôle des flux aux frontières) ? car faire payer cette épargne courte, c’est autant de capital qui ne peut pas se réinvestir demain à 100 mais à 100-0.05%. sauf à considérer que la BCE peut mieux réinvestir à t+1 ce capital que nous ne pouvons le faire à t.
Nous avons constaté que le modèle financier des banques est mis à mal (si mon actif me coute et que je dois rémunérer mon passif, mon compte de résultat tend logiquement à une perte structurelle). Mais le raisonnement pourrait être élargi au restant des entreprises. C’est généralement ce qui est à l’origine des dépréciations d’actifs exceptionnelles : dois-je conserver ce champs pétrolier si à un moment ou à un autre je n’ai pas en propre la capacité de stocker et que les revenus de ce champs sont durablement négatifs ? dois-je conserver cette usine, cet immobilier si je peux trouver à le louer et passer en coûts variables ? On rebascule alors sur le thème de l’asset light et dans une certaine mesure aussi sur la délocalisation (faire faire à une usine chinoise ce que l’on faisait auparavant en propre sur le sol national). Si la propriété ne vaut plus rien ou est taxée, et que l’on suit ce chemin de l’asset-light, on optimisera alors la structure bilancielle et on baissera le WACC, ce qui pousse la valeur boursière vers les sommets. On pourra toujours me retorquer que la valorisation de l’actif immatériel suffit (marques, droits, brevets) pour donner une valeur à un actif. Les GAFA en sont le pur symbole: pas d'actifs matériels, pas de stocks, des actifs immatériels et une trésorerie pléthorique. Avec les limites que nous connaissons quand des droits de douane entrent en jeu, ou qu’ils deviennent un enjeu politique.
Reste donc en conclusion la question de la circulation de cette liquidité injectée par les Banques centrales, qui n’est pas destinée à être thésaurisée mais investie, et je ne vois pas ce qui empêchera la Fed comme la BCE continuer de baisser les taux courts jusqu’à ce que ces flux alimentent une forte hausse des CAPEX (investissements physiques) par les investisseurs privés au détriment des investissements financiers. La baisse des taux ne suffirait-elle pas que la taxation de l’épargne courte, telle qu’envisagée ces derniers jours en France, enfoncerait le clou. Mais pour cela encore faudra-t-il que le revenu de ce bien physique soit positif, ce qui dans le contexte de remontée de la fiscalité demeure incertain à long terme.
Une autre réponse réside probablement que l’on ne peut pas affecter de droit de propriété aux liquidités. M1 et M2 seraient la propriété des Banques Centrales qui décideraient quand et comment elle reprennent ou distribuent cet actif financier. Libres à elles de faire marcher la planche à billet tout en reprenant ensuite les liquidités excédentaires par le biais de ces taux négatifs.
Le sujet est vaste et nous avons bien vu hier la difficulté qu’a eu M. Powell pour justifier pourquoi la Fed ne poursuivait (sans l’exclure plus tard) une politique de taux directeurs négatifs. La tentation de s’en servir à court terme est grande, l’addiction à long terme n’est est que plus forte.
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